GYMNIQUE DE LA PIÉTÉ : SUR UNE VISION DE FATIMA

Robert PUJADE, 1993.

 

Le reportage de Jean-Baptiste Carhaix sur le terre-plein de Fatima prolonge la réflexion sur l’image pieuse qu’il soumet à la photographie depuis le début de son oeuvre. Comme à San Francisco, ou à Lourdes, il poursuit ici sa quête d’un peuple-image, voué aux déchirures de la souffrance.

 

Ses photographies sont prises à partir d’un point fixe qui observe la procession des pénitents et qui isole, à chaque instantané, un portrait de groupe. Du lieu saint ne transparaît alors que la voie centrale aménagée pour la déambulation des pèlerins, ainsi que les bas-côtés réservés aux accompagnateurs.

 

Ce point fixe qui produit toute lumière sur la scène se fait tantôt distant et tantôt proche du monde regardé. Il réalise, sur le chemin des douleurs, la station d’un regard plus que photographique: c’est à la fois l’oeil invisible d’un grand Appariteur, et celui de l’Apparition devant qui se décline la théorie des misères de ce monde. « Voici au coin de la rue qui attend le Trésor de toute Pauvreté. (1)

 

Avec les grands formats qu’il a choisis, Jean Baptiste Carhaix envahit le spectateur d’une ambiance de piété, en même temps qu’il égrène le détail de la gestuaire pèlerine.

 

La dévotion se déploie comme un aller simple vers le sanctuaire : la plate-bande des suppliants ressemble à l’estrade d’un défilé de mode où l’on voit certains rivaliser d’ingéniosité pour souffrir plus ou moins dans leur avancée vers la grâce: les genouillères se portent en latex, sacs en plastique ou en cuir ficelés sur la jambe. On peut aussi prendre appui sur des cierges géants, mais ils se tordent et fondent au soleil. L’enfant porté sur les épaules augmentera les efforts de progression et les douleurs d’articulation, mais participera des manifestes de la sainteté. Les femmes peuvent se produire une main dans la poche pourvu qu’elles tiennent de l’autre un chapelet, bien que la posture mains jointes et tendues vers le ciel soit plus seyante. Enfin, pour que la procession donne son sens plein à la notion d’humilité, on avancera tête basse, ou mieux, accroupi avec un enfant sur le dos, ou mieux encore à plat ventre en embrassant le sol.

 

Toutes ces manières et façons d’aborder la voie sacrée ne prennent cependant leur vraie dimension, celle d’une gymnique de la piété, qu’avec l’art du portrait de Jean-Baptiste Carhaix qui trouve, dans le secret des ombres, la raison d’isoler le masque des suppliants, du visage de leurs accompagnateurs impénitents.

 

De part et d’autre de l’allée martyre, les suivants affichent la même attitude que quiconque dans une file d’attente; on parle, on regarde ailleurs, on porte un filet à provision, on tend parfois une main aux parents en prière; dans cette position, un gamin tire sa mère en avant, tout en serrant un petit camion sur le coeur. Tout ce monde normal est alors excentré de la figure expiatoire et donne une mesure de la douleur épanchée dans la grimace, dans le geste crispé ou dans la contorsion aheurtée.

 

Dans ces portraits de groupe le photographe retrouve sa prédilection pour un ordre hirsute, pétri de religiosité et animé de la joie de manifester sa souffrance.

 

Mais à Fatima, sur les lieux de la miraculeuse apparition, Jean-Baptiste Carhaix opte pour le plan fixe comme pour arrêter sa propre sidération devant une attitude qu’il reconnaît mieux qu’aucun autre : toutes ces manoeuvres, cette scénographie de soi et cet engagement corps et oeil en direction d’une vue exceptionnelle ne feraient-ils pas que répéter une autre scène, celle de la prise de vue, où la « manière » d’être au monde du photographe constitue son chemin de perfection ?

 

1 : Paul Claudel. Chemin de la Croix. Quatrième station.