A PROPOS DES DANSES MACABRES – POINT DE VUE SUR LA MORT

Robert PUJADE – Paris, 1993.

 

A travers le macabre, les photographies de Jean-Baptiste Carhaix nous proposent une approche furtive de la mort et, dans cette approche un rapport singulier avec l’inconnu : un Traité d’Inespérance.

Le terme inoui d’inespérance s’impose sitôt que l’on considère la relation minutieuse qu’établit le photographe à propos des détails de l’ossature humaine. Le dernier résidu de la décomposition de nos corps, des crânes, des squelettes, deviennent pour lui sujets de portraits individualisés. La carcasse osseuse, mise en scène dans un fond toujours très sombre, s’expose à la lumière des vivants avec une prestance accidentée. Voilà ce qui reste de la mort en nous, et qui se tient présent sur l’image comme un dernier mot sur nos apparences : arabesques d’ivoire, esquilles marquant l’ombre de cavités profondes, quelques lignes déchiquetées !

 

Chacune de ces épreuves manifeste une victoire photographique sur l’invisible : l’os est la lumière présente encore dans l’ombre de la chair animale et la photographie surprend cette lumière dans un décor presque vide d’accessoires où la noirceur participe de la même recherche esthétique que celle de prendre des ossements pour sujets : mettre à jour une invisibilité primordiale.

 

L’image de Jean-Baptiste Carhaix émane d’en-deçà de l’apparence humaine et provient de la nuit intérieure de nos corps : il s’agit donc autant d’autoportraits que du portrait d’un semblable. Le squelette anatomique revêt la même extension que le « on » grammatical : installé dans les situations les plus diverses : amoureuses, victorieuses ou farcesques, il dit l’humaine condition.

 

Cette vision de la mort coite en chacun de nos gestes de la vie n’est nullement l’illustration d’un discours préétabli sur la vanité de l’existence ou sur l’égalité des hommes devant la mort ; il ne s’agit pas d’une danse macabre traditionnelle. C’est une voie d’approche photographique de la présence humaine, par delà les traits du visage et les reliefs de la chair. Montaigne apprivoisait la Mort pour empêcher qu’elle ne le surprît, le photographe, lui, la surprend et la convoque en révélant subrepticement le cadavre équilibrant toute allure de mortel.

 

Pourtant le regard de Jean-Baptiste Carhaix ne s’épanche pas de façon pathétique sur la mort qui nous guette : il est instructeur de beauté sur le terme d’un chacun que nous ne savons voir. Chaque image invite à une introspection fascinée du détail qui promène l’oeil toujours plus avant dans la profondeur inespérée des ombres ou sur les aspérités de la surface osseuse. La mort se laisse contempler comme le souvenir vif et entier d’une heureuse sensation.

 

Il faut rappeller ici que la série photographique des Danses Macabres fait suite, dans l’oeuvre de Jean-Baptiste Carhaix, aux portraits des « Sisters of Perpetual Indulgence » de San-Francisco. Ce choeur de nonnes travesties était photographié dans des poses hiératiques, dominant la baie de San Francisco, toutes voiles au vent, dans des attitudes exprimant l’extase et le « transport », figures mystiques de la mort du corps au comble de la plus extrême jouissance. Ces images aux allures héroïques, réalisées au cours de la décennie conquise par le sida, renouaient avec la signification première du martyre, qui est le témoignage. Avec leur mascarade androgyne, les Sisters présentaient un goût d’absolu face à la mort imminente.

 

Dans le prolongement de cette victoire contre la mort, les Danses Macabres approchent de façon plus sensible encore l’espace métaphorique où se noue l’union de la jouissance et de la mort. Ces images, portraits ou natures mortes, sont en fait les extraits d’une contemplation intérieure, d’une acuité de « vision » qui suppose une attention à la trame du visible, regard transporté vers l’essence exacte du portrait, vers le génie de l’ombre locataire de nos traits.

 

L’image photographique se permet cette facétie d’être vraie, c’est à dire lucide, dans la fiction macabre, dans la mort travestie. Et l’on pourrait même parler d’extra-lucidité pour désigner l’intentionnalité esthétique de l’oeuvre de Jean-Baptiste Carhaix puisque son art vise à exposer, sur ce pur dehors qu’est l’image argentique le dedans de la beauté. En ce sens c’est la vie qui est touchée par la lumière du photographe, c’est elle qui est le travesti de la mort. Dans une même représentation, la vision de l’auteur conjoint vie et mort comme les deux faces d’une même réalité : la présence visible des corps hantée par l’imminence de leur disparition.

 

Il n’est, dans cette oeuvre, point de vue sur la mort que celle qui donne recul et gravité pour la contemplation de la vie.